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Yves Brechet - crise sanitaire

Yves BrechYves Brechet : "À propos de crise sanitaire..."

Sur les vertus de la douche froide

YVES BRÉCHET est membre de l’Académie des sciences et ancien haut-commissaire à l’énergie atomique. Ancien président de l’Union Rationaliste.

La crise engendrée par un nouveau coronavirus nous rappelle quelques évidences de la rationalité politique qui dépassent largement les questions de santé publique.
Le bien individuel dépend du bien commun : la santé personnelle dépend de la santé publique, l’éducation des individus, indépendamment de leurs revenus, de la capacité de la société à entretenir un système éducatif robuste ; la sécurité individuelle, de l’existence d’une police et d’une armée bien équipées, bien entraînées et soutenues par sa population. On pourrait allonger la liste, et il ne serait pas inutile de se donner comme grille de lecture des interventions d’un État, les situations où le bien individuel dépend du bien commun. C’est cette conscience qui « fait société », et qui distingue une assemblée d’êtres sociaux d’une horde d’animaux sauvages.
Ceci accepté, il en découle naturellement trois règles qui rendent possible la rationalité politique.
LES TROIS RÈGLES
La première est le sens du bien public : l’intérêt collectif ne doit pas être pensé comme une entrave à l’intérêt personnel mais comme sa condition d’existence. Il faut que l’on accepte de renoncer à une liberté totale (de déplacement, de réunion…) pour pouvoir avoir une liberté garantie. Sinon, pour reprendre le mot de Jaurès, c’est le « renard libre dans le poulailler libre ».
La seconde est le sens des priorités : en cas de crise, on ne peut agir qu’avec les outils déjà opérationnels. En cas de crise sanitaire, en l’absence de vaccin, il faut bien avoir recours aux mesures de confinement. En cas de crise climatique, on doit déployer les solutions qui effectivement décarbonent notre économie, même si d’autres moins matures auraient notre préférence. En cas de crise internationale, la diplomatie ou l’intervention militaire, si elles ne résolvent pas les problèmes de fond, permettent de « parer au plus pressé ».
La troisième est le sens de la durée : les mesures de confinement en cas de crise sanitaire permettent d’avoir le temps de rechercher un vaccin les solutions énergétiques actuelles, en maintenant une économie décarbonée, permettent le temps de développer les modes de productions autres avec les techniques de stockage nécessaires les interventions diplomatiques ou militaires contre des agressions terroristes ne dispensent pas de réfléchir à la racine du mal.
Le sens du bien public suppose une intégrité sans faille. Le sens des priorités suppose la lucidité technique. Le sens de la durée implique qu’on maintienne des compétences, des moyens, en particulier dans le domaine de la recherche, y compris dans les périodes où l’on croit ne pas en avoir besoin.
UNE DÉRIVE QUI FRAPPE LES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES
On a vu, au moins dans les sociétés occidentales, une constante dérive éloignant de ces règles simples. Sans même parler de la règle d’intégrité, le sens des priorités et le sens de la durée ont progressivement disparu de l’horizon politique.
Les analyses techniques solides qui permettent d’évaluer la validité de solutions à déployer ou la nécessité de se mettre en état de les déployer dans un certain délai ont cédé le pas à une agitation désordonnée qui essaie de suivre les exigences de la communication (« ce qu’on veut dire ») plutôt que celles de l’action (« ce qu’on doit faire »). Le sens des priorités s’y perd.
La conscience de la temporalité des actions et du nécessaire développement de socles de connaissances, de compétences, d’investissements pour pouvoir développer dans le long terme les solutions de substitution, s’est progressivement dissoute dans l’obsession du court terme. On peut relire la transition du capitalisme patrimonial vers le capitalisme industriel, puis du capitalisme industriel vers le capitalisme financier, comme le triomphe du court terme sur le long terme. Les programmations excessives des activités de recherche relèvent de la même dérive. On croit voir ces fils de bonne famille des romans du xixe siècle qui flambaient l’argent à papa. Quand on achète le présent sans se préoccuper de préparer le futur, on est à peu près certain de faire deux mauvaises affaires.
FAIRE FACE À TROIS CRISES MAJEURES
Nous sommes face à trois crises majeures (au moins, car on pourrait ajouter la crise du système éducatif…) : la crise sanitaire, la crise climatique, et la crise sociale et politique. La crise sociale a conduit au mouvement des Gilets jaunes, la crise climatique nous apparaît comme de plus en plus présente dans ses manifestations les plus spectaculaires, et la crise sanitaire nous frappe de plein fouet avec le coronavirus. Dans ces trois cas, nous pouvons voir de façon limpide le caractère délétère de l’individualisme forcené qui nous est souvent donné comme modèle, comme fin ultime. Dans les trois cas, on voit à quel point la transition de la horde vers le groupe d’êtres sociaux – transition que ce sens du bien public a rendu possible – est fragile, à quel point la violence sauvage affleure quand le besoin de « faire ensemble » se dissout.
Mais la crise sociale se traduit d’abord par une lente dégradation des conditions de vie de ceux que les dirigeants ne voient jamais, dégradation que l’on pense soigner par des gadgets, des commissions et des rapports. Quant à la crise climatique, elle mine depuis des années notre écosystème, et les alertes répétés du monde scientifique n’y font rien : on se contente de mesures emblématiques dont on n’évalue jamais le réel impact, de décisions symboliques dont l’effet de communication est largement supérieur à leur efficacité réelle, comme si on ne savait pas que les symboles sont des courts-circuits de cervelle.
Et voilà que survient la crise sanitaire, majeure, l’épidémie, la situation où on ne peut plus se contenter de gadgets de communication parce que le problème est là, sous nos yeux. Situation amplifiée par la panique complaisamment entretenue par les médias, qui libère, quand elle ne les induit pas, les comportements hallucinants que nous avons pu voir. Et on ne peut plus se contenter de dire, il faut faire, parce que le résultat de vos actes est là, tout de suite. Parce que l’urgence exige d’agir et que s’agiter ne suffit plus. Et on est bien forcé de travailler avec les moyens existants : les mesures de confinement. Et on est bien obligé de constater que la préparation d’un vaccin prend du temps, et qu’elle n’est possible que si on a conservé un socle de compétences en recherche médicale. Et on voit bien que l’on n’en peut sortir que si le sens du bien public reprend le dessus.
C’est ce que j’appelle l’« effet bénéfique de la douche froide » : la crise sanitaire nous remet brutalement face aux trois règles de la rationalité politique : le sens du bien public, le sens des priorités et le sens de la durée. Elle nous rappelle ce qui fait que nous ne sommes pas une horde de bêtes sauvages mais un groupe d’êtres sociaux. Elle nous montre à quel point il est facile de revenir à un comportement de horde de bêtes féroces dans ces situations de crises.
L’évidence immédiate de cette crise et des mesures nécessaires doit nous faire réfléchir sur les crises plus « distantes », celles où on a cru pouvoir se contenter de gadgets pour amuser la galerie et alimenter les services de communication.
Le discours du président Macron sur la crise sanitaire, justement motivé par l’urgence de la situation, et d’une haute tenue, doit aussi nous rappeler, à nous citoyens aussi bien qu’à la classe dirigeante, que ni la crise climatique, ni la crise sociale, ni les autres crises ne trouveront de solutions pérennes si on ne remet pas au centre du processus de décision le sens du bien public et l’exigence d’intégrité, le sens des priorités et l’exigence d’analyses techniquement solides, et le sens de la durée pour préparer l’avenir.


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